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12 septembre 2020

Carnet / Comment être un auteur serein ?

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Comment être un auteur serein sinon heureux ? (en sachant bien sûr qu’un bonheur intense, constant ou paisible ne vous incitera pas forcément à l’effort de l’écriture). Le mieux est de commencer jeune, dans la mesure du possible, à se poser les bonnes questions qui sont aussi simples que leurs réponses sont complexes et variables d’un individu à l’autre.

À qui souhaitez-vous parler ? Pourquoi et comment ? Quel bénéfice et quelle satisfaction attendez-vous de l’écriture et de la publication ? Si votre motivation est simplement financière (pourquoi pas ?) elle sera à ce compte-là du même ordre que celle qui pourrait faire de vous le roi de la courgette lyophilisée. Vous mettrez un produit sur le marché et vous vous efforcerez d’attirer le client en tenant compte de la loi d’airain de l’offre et de la demande. Dans ce cas, la courgette lyophilisée semble un bon choix.

Blague à part, un auteur, surtout s’il est un écrivain, n’a besoin que de quelques dizaines, au pire quelques centaines de lecteurs pour être heureux et il sera comblé s’il apprend que quelques-uns d’entre eux sont issus du cercle de ses amours de jeunesse.

Vient inévitablement le moment de se poser la question du succès. Qu’est-ce que le succès ? Une anomalie, souvent un accident. C’est particulièrement vrai en littérature et il y a lieu de se méfier d’une anomalie qui dure, encore plus d’un accident. Le succès peut ressembler à un anticyclone qui se vautre un peu trop longtemps au même endroit du ciel. Pour rester dans la métaphore climatique, les paysans ont un bon mot pour cela : le mauvais temps, c’est le même temps qui dure trop longtemps.

Pourquoi désirez-vous le succès ? Ce désir est légitime mais le simple fait de se poser cette question peut vous permettre de soulever un coin du tapis qui vous vient de vos arrière-grands-parents ou de la vieille moquette pourrie que vous avez la flemme de virer en aménageant dans une nouvelle maison. Dessous, vous trouverez de la poussière c’est-à-dire quelque chose de polluant qui, en plus, ne vous appartient pas.

Un des composants les plus toxiques de cette poussière est le désir de reconnaissance. Comme un grand nombre de poisons, la reconnaissance peut stimuler voire soigner à faible dose mais en cas fort probable d’addiction, elle vous conduira à rechercher à tout prix l’assentiment, l’accord, l’approbation, l’admiration voire l’affection ou pire l’amour de gens que vous ne connaissez pas et qui ne vous sont rien. Pourquoi poursuivre une telle chimère ?

Peut-être vous faudrait-il vous demander quel est le succès le plus désirable. Le succès en général ou votre succès bien à vous dans votre espace et dans votre temps limités, c’est-à-dire ce que vous voulez vraiment dire et faire avec vos livres avant de repartir comme tout le monde dans  le  néant ?

Photo : sculpture Botero (Lisbonne)

 

10 septembre 2020

Des amis avec un gros chien noir

Je remets en ligne cette nouvelle écrite à la suite d'un cauchemar que la récente actualité m'a rappelé.

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(Nouvelle publiée dans la revue La Presse littéraire n° 5) En illustration, Silver Moonlight, 1880, de John Atkinson Grimshaw (1836-1893). © Christian Cottet-Emard et revue La Presse littéraire. Droits réservés.

 

1

En chemin vers son domicile, Earl Lediable leva les yeux en direction du crépuscule et constata que les nuages avançaient vite. Hormis un changement de temps, que pouvait signifier l’avance rapide des nuages ? Rien, probablement. Et d’abord cette vapeur d’eau, avance-t-elle ou recule-t-elle ? Le monde est indéchiffrable pensa Earl Lediable, sans pour autant juger utile de formuler cette pensée en une réflexion construite, et il continua sa route vers l’invisible horizon dissimulé par les autos en stationnement et les constructions de la ville. Malgré le claquement de ses talons qui indiquait un sol dur et stable, il marchait dans l’univers des nuées, les altostratus violets au-dessus de sa tête et, à l’intérieur de son crâne, ses pensées confuses. Tout de même, il avait nettement conscience que tout cela ne pesait pas lourd et qu’il y avait là au moins une certitude. Le temps de laisser enfler puis s’évaporer d’autres songeries du même style dans son esprit, Earl Lediable l’employa aussi à repérer la nuit qui s’avançait au ralenti telle une grosse locomotive arrivant à quai dans un concert de soupirs feutrés. L’entrée de sa maison apparut alors dans le tressaillement des ampoules de l’éclairage public mais lorsqu’il voulut franchir le seuil, son regard buta sur un gros chien noir, patibulaire, vautré devant la porte d’entrée. Lorsqu’il fit mine de l’enjamber, le chien retroussa les babines, grogna et montra les dents. À la deuxième tentative, le chien dressa les oreilles et grogna plus fort. Earl Lediable préféra ne pas insister et décida d’aller prendre l’apéritif chez ses amis. Il les trouva comme toujours, à cette heure-là, les femmes tentant d’empêcher des bambins surexcités de renverser les verres de leurs hommes bien partis pour se quereller à propos de ballons et d’arbitres. Ils éclatèrent tous de rire quand Earl Lediable leur eut expliqué qu’un molosse noir l’empêchait d’ouvrir sa porte en lui barrant le chemin. Il contempla ces gens qui riaient de sa mésaventure, ses amis, leurs bouches, celles des femmes avec des traces de rouge à lèvre sur les dents, et celles des hommes qui évacuaient des quantités variables de fumée dans la figure de leur progéniture gonflée de chips et de biscuits salés. Il avait pour amis cette bande de crétins mais puisqu’il se considérait lui-même comme un crétin, il n’avait pas de raison de se plaindre et il se mit à rire lui aussi pour ne plus avoir peur et pour éloigner l’idée du chaos et de la fin du monde civilisé.

2

Peu avant minuit, malgré l’odeur qui l’incommodait, Earl Lediable finit par renoncer à fouiller chaque recoin de sa maison. Il se prépara pour se coucher, inspecta une dernière fois la salle de bain sinistre mais d’une méticuleuse propreté et s’assit, découragé, sur le bord de la baignoire. Son regard balaya le carrelage et s’arrêta sur la corbeille à linge sale. Il espéra un instant y trouver l’explication de ces effluves tout en sachant qu’il ne laissait jamais attendre du linge de corps plus d’une demi-journée avant de le passer à la machine et que de toute façon, la capacité de nuisance d'un vieux torchon ayant éventuellement moisi entre le mur et la corbeille ne pouvait s’étendre à toute la maison, de la cave au grenier. Or, l’odeur s’insinuait partout, jusque dans les placards, y compris ceux de la chambre où il avait pourtant pris soin d’intercaler des tablettes et des boules en bois de cèdre imbibées d’huiles essentielles entre les piles de draps et les taies d’oreillers. Quant aux sachets de naphtaline suspendus aux cintres dans la penderie, leur relent désagréable mais rassurant se trouvait désormais absorbé, recouvert, vaincu par quelque chose de plus puissant, de plus insistant, de plus concentré. Lassé d'avoir déplacé son maigre corps dégingandé d’un escalier à l’autre, le nez en l’air, ayant humé halls et couloirs, flairé pitoyablement planchers et moquettes, fauteuils et vieux coussins, Earl Lediable ouvrit une fenêtre avec l’ultime idée, pourtant évidente et qu’il avait négligée : si rien ne pouvait puer à l’intérieur de son logement, cela pouvait venir de l’extérieur, sans doute de la zone industrielle où l’on ne se privait pas, de temps en temps, d’envoyer dans l’atmosphère quelques miasmes en toute impunité. Il respira l’air de la nuit mais n’y détecta rien d’autre que le parfum des feuillages d’automne. Il se souvint aussi que les puanteurs lâchées par les usines se déclinaient presque toutes dans une dominante de pisse de chat alors que ce qui lui emplissait en ce moment les narines évoquait plutôt la dégradation d’une puissante sueur. Il frémit alors à la pensée d’une présence étrangère dans la maison mais se rassura vite en se rappelant qu’il venait d’en inspecter chaque mètre carré. Sur la table de nuit, le cadran du réveil lui indiqua qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps pour dormir. Il s’allongea, remonta haut les couvertures, éteignit et renifla. L’air sentait vraiment mauvais. Étrange soirée ! Et ce chien sur le paillasson... Heureusement, il avait déguerpi et ce n’était pas cet animal qui avait pu ainsi empester toute la baraque puisqu’il n’y avait pas pénétré.

3

Le lendemain, Earl Lediable crut bien commencer la journée. La chambre s’emplissait de l’engageant arôme diffusé par la cafetière programmable et les rais de lumière filtrée par le store vénitien sur le mur blanc révélaient un matin clair. Plus aucune mauvaise odeur ne subsistait. Dehors, sur le chemin du bureau, le ciel s’assombrit très vite et Earl Lediable n’aima pas sa tête entrevue dans le rétroviseur d’un camion en stationnement. Le café n’avait pas suffi à le réveiller suffisamment pour qu’il puisse faire illusion sous le feu des regards hostiles de ses collègues qui le jugeaient mou et négligé. Il n’avait pas pris le temps de se raser afin de gagner quelques minutes de sommeil en plus après sa nuit écourtée. Au travail, il se fit encore un peu plus petit que d’habitude et compta les heures entre plusieurs stations prolongées aux toilettes. Peu après dix-huit heures, il ouvrait déjà sa porte, soulagé de pouvoir piétiner son paillasson sans en être dissuadé par l’animal qu’il considérait comme le plus répugnant de toute la création après l’homme : le chien.

4

Le soir, Earl Lediable consulta le programme de télévision et choisit un documentaire sur le sommeil. Comme il avait peu dormi la nuit précédente et qu’il s’était goinfré de charcuterie arrosée d’un épais vin rouge, il s’assoupit très vite devant l’écran. Lorsqu’il émergea de sa torpeur digestive, le documentaire montrait des dormeurs qui avaient été filmés pendant leur sommeil avec une caméra infrarouge et le résultat était effrayant. On les voyait s’agiter, se découvrir ou se dresser sur leur lit les yeux ouverts et le regard fixe. Certains se levaient et se déplaçaient avec frénésie dans la chambre dont ils cherchaient la porte pour sortir sans pour autant y parvenir car ils se trompaient de direction et se retrouvaient face au mur, loquetant dans le vide tels des idiots ou des fous. Déprimé par ces images, Earl Lediable éteignit le poste et se coucha en espérant ne pas mener la même sarabande nocturne que les dormeurs du documentaire. Le sommeil le prit et le projeta dans un rêve gigogne. « Je fais ce mauvais rêve parce que j’ai trop mangé », se disait-il au cœur de son rêve, « c’est ma faute, j’ai trop mangé, je suis le seul coupable... » et alors il rêvait qu’il ingurgitait des nourritures écœurantes et souillées, des viandes grouillantes d’asticots ou des fruits dans lesquels il mordait pendant que s’en échappaient de gros papillons aux corps velus. Haletant, il se réveilla en sursaut. Il avait cru entendre un grognement. Assis sur son lit, il tendit l’oreille le cœur battant. Des bruits étranges lui parvenaient sans qu’il puisse en déterminer la provenance. On aurait dit des pas très légers qui s’éloignaient puis se rapprochaient brusquement. Lorsqu’il voulut éclairer la lampe de chevet, l’ampoule grilla. Il saisit alors la lampe torche qu’il gardait dans la table de nuit en prévision des orages qui coupent le courant et entreprit de descendre au rez de chaussée. Dans l’escalier, il appuya sur l’interrupteur qui commandait deux ampoules dont aucune ne fonctionna. Le grognement, ce devait être le grondement d’un orage, et l’installation avait dû disjoncter. Il descendit l’escalier pour atteindre le hall où se trouvait le tableau électrique. D’une main il tenait la rampe et de l’autre il dirigeait le rayon de la torche. Arrivé en bas, il s’immobilisa un instant et écouta. Pas de tonnerre et pas d’éclairs mais de nouveaux bruits de déplacement, rapides, légers, impossibles à localiser. Balayant l’obscurité du faisceau de la torche, il marcha dans le hall d’entrée et ouvrit la porte de l’armoire électrique. Le disjoncteur était en position normale. Il commençait à réfléchir aux conséquences d’une panne sérieuse dans l’installation lorsqu’un choc retentit quelque part. Il braqua la lumière contre la porte d’accès au sous-sol où une salle de bain avait été aménagée. Il décida d’aller voir. Il en profiterait pour se passer un peu d’eau sur la figure. L’épouvante le paralysa dans l’escalier. Tout le sous-sol, occupé par une buanderie, une chambre d’amis, un couloir et la salle de bain, empestait le chien mouillé. L’odeur était aussi prégnante que si l’animal rôdait dans les parages. Un autre déplacement furtif se fit entendre. De frayeur, Earl Lediable lâcha la torche, trébucha dans l’escalier et faillit manquer les dernières marches après quoi il se précipita dans la salle de bain et tira le verrou.

5

La lumière matinale entrait par le soupirail donnant sur la rue. Earl Lediable se réveilla recroquevillé dans la baignoire et entreprit de se lever. Le téléphone sonnait au rez de chaussée. On devait déjà penser à tirer profit de son absence au bureau. Rassuré par le jour, il parvint au prix de quelques acrobaties à extraire son corps endolori de la baignoire. Il fixa quelques instants le verrou. Depuis le soupirail, il entendait passer des voitures dans la rue, ce qui l’encouragea à sortir de la salle de bain. Avant d’ouvrir, il pressa tout de même une oreille contre la porte et écouta. Puisqu’il n’entendait rien, il déverrouilla doucement et entrebâilla la porte. Le téléphone s’était arrêté de sonner. L’odeur de chien mouillé s’était dispersée mais il n’eut pas le temps de s’en réjouir. En montant l’escalier, il trébucha et sa main rencontra quelque chose qui traînait dans un recoin obscur, en bas d’une marche. Terrifié, il grimpa à toute vitesse jusqu’en haut de l’escalier, trébucha de nouveau et chuta la tête la première dans le hall où il examina en suffoquant ce qu’il tenait dans sa main, une touffe de poils de chien. Il demeura ainsi un moment, hébété de douleur, la lèvre fendue et la bouche en sang, puis il se leva brusquement, pris d’un accès de fureur, et se rua dans la cuisine où il saisit le grand couteau destiné à la découpe des viandes après quoi il pénétra avec frénésie dans toutes les pièces de la maison, bien décidé à débusquer le clébard et à lui mettre les tripes à l’air.

6

Lorsqu’il rentra chez lui, Earl Lediable estima qu’il fallait nettoyer de toute urgence. Le sous-sol ainsi que les marches de l’escalier étaient maculés de traces de sang séché. Malgré la fatigue que lui avait causé le trajet depuis le service des urgences de l’hôpital où on avait jugé qu’il était en état de regagner son domicile, il s’équipa d’un balai, d’une serpillière et remplit une bassine d’eau tiède dans laquelle il versa une dose de détergent. Il frotta le sol, essora la serpillière et recommença jusqu’à ce que le sang disparaisse. La tête lui tournait, ce qui le contraignit à interrompre son ménage. La vision de l’eau rougeâtre dans la bassine lui souleva le cœur. Il détourna les yeux et son regard s’arrêta sur une petite forme blanche, par terre, qui se confondait presque avec les plinthes. Une dent.

7

De violentes lueurs traversaient ses paupières closes et le goût du sang emplissait sa bouche. Earl Lediable se redressa, cracha une première fois, et s’allongea de nouveau. « On peut dire que vous vous êtes bien arrangé » commenta le dentiste. « Ce sera tout pour aujourd’hui. Devant, c’est plus compliqué. Il reste des morceaux d’incisive... Nous commencerons la semaine prochaine. » Earl Lediable n’avait plus qu’à rentrer se reposer mais il avait besoin de respirer et il fit un détour. Plus il s’éloignait du centre ville, moins les autos encombraient les trottoirs. Au coin d’une ruelle pavée, s’ouvrit brusquement la perspective d’une avenue déserte bordée de murs de brique. Le soleil couchant déchirait des pans de nuages mauves. Earl Lediable tendit la main vers un gros tronc de lierre dont les feuilles débordaient puis retombaient du côté de la rue. Un chat jaillit de ce chaos végétal et s’immobilisa sur le pilier d’un portail du haut duquel il souffla et feula. Plus loin, Earl Lediable longea un long mur de béton où était inscrit en immenses lettres noires AUTO-DÉMOLITION. Bientôt, la ligne droite de l’avenue se dispersa dans l’horizon du fleuve dont les quais suivaient le méandre. Frôlé par les ramures d’un vieux saule attaqué par mousses et lichens, Earl Lediable accéléra le pas. Une odeur chimique qui semblait provenir du fleuve le convainquit d’interrompre sa promenade. Il eut beau prendre un raccourci, il faisait déjà nuit lorsqu’il arriva devant sa porte. Il avait froid et mal aux dents mais un détail inhabituel le retint de tourner la clef dans la serrure. La fenêtre de la cuisine envoyait un halo de lumière sur le trottoir. Il s’approcha de la fenêtre et la première chose qu’il vit fut le reflet de son visage boursouflé et tuméfié. Il colla son front contre la vitre opaque de saleté et écarquilla les yeux en ouvrant sa bouche édentée. À l’intérieur, il vit ses amis qui s’esclaffaient, buvaient et s’empiffraient. Parfois, ils jetaient de gros morceaux de viande saignante au molosse qui bondissait la gueule béante pour les attraper et ils riaient encore à belles dents, sous les yeux inondés de larmes d’Earl Lediable atteint lui aussi par la contagion de ce rire enragé.

 

31 août 2020

Le jour des blouses grises

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Quand j’étais encore concerné, la rentrée des classes marquait pour moi le jour le plus noir de l’année, surtout à l’école primaire. À cette époque, au début des années soixante du vingtième siècle, les vacances d’été commençaient le 27 juin et se terminaient le 15 septembre, ce qui en faisait véritablement, selon l’expression consacrée, les grandes vacances.

Le jour de la rentrée, l’odeur des goûters que les élèves transportaient en plus du cartable dans une petite besace de plastique tressée me révulsait plus que de coutume avec son mélange d’effluves de chocolat et d’orange. Cette odeur se répandait dans le couloir obscur qui servait de hall d’entrée à l’école et qui se prolongeait par un vaste escalier donnant accès aux étages et aux salles de classe. Sur le palier du premier étage, une porte ouverte donnait sur le préau et la cour de récréation, celle-ci constituant déjà plus à mes yeux une arène qu’un lieu de détente dans cet univers masculin. Il fallait attendre l’entrée en sixième au collège situé quelques rues plus bas pour retrouver la mixité dont nous étions subitement privés après la maternelle dès l’entrée à l’école primaire. 

J’avais trois rues à traverser pour aller du domicile de mes parents jusqu’à l’école. Le trajet s’égayait deux fois par an avec l’installation de la fête foraine aux abords de l’église. En attendant de scintiller et de tourbillonner, les manèges dormaient sous leurs bâches dans le matin brumeux. En bas des marches d’un étroit passage entre des maisons et des ateliers, le dernier maréchal-ferrant faisait tinter son marteau. À la sortie du passage, l’immeuble de l’école s’élançait dans le ciel gris. Lorsque j'arrivais (assez rarement) en retard, je levais les yeux vers la lourde porte à deux battants fermée et je restais quelques instants immobile pendant que me saisissait l’idée de la fugue en direction de la forêt distante d’à peine quelques centaines de mètres au bout d’une petite route en pente. Je me demandais alors comment j’allais pouvoir manger, boire et dormir une fois les hautes silhouettes des épicéas englouties par l’énorme nuit de l’automne. J’avais souvent entendu parler de la Grande Ourse sans bien comprendre de quoi il s’agissait dans le ciel et j’écoutais en boucle mon disque de Pierre et le loup de Prokofiev, ce qui ne m’encourageait guère dans mes projets de désertion. 

J’entrouvrais donc ce que j’allais appeler des décennies plus tard dans un poème la grande porte de la fugue et je me faufilais dans le hall sombre pour rejoindre les gamins les moins pressés d’obéir à l’ordre de se mettre en rang. J’avais alors vue sur les nuques et les oreilles de tous ces marmots de mon âge, à peu près tous tondus par le même coiffeur auquel nous confiaient nos mères lorsque nos têtes se hérissaient d’un excès d’épis et de mèches rebelles. Nous gardions ainsi la posture tant que le silence n’était pas obtenu puis chaque cortège montait pesamment l’escalier pour rejoindre sa salle de classe respective sous l’œil suspicieux des maîtres. 

Le regard le plus noir, jaillissant du visage assombri d’un collier de barbe, appartenait au maître du cours préparatoire, un grand type aux épaules légèrement voûtées qui portait souvent ses vestons anthracite sans enfiler les manches, ce qui lui donnait l’allure évanescente d’un spectre à quatre bras. Cet homme très brun aux sourcils épais et noirs et au teint gris, jeune et taciturne, n’avait jamais besoin d’élever sa voix sourde pour donner des ordres. Ses larges mains recouvertes d’une peau blafarde pouvaient à tout moment s’envoler en direction de notre figure pour y atterrir en un claquement sec. Contrairement à son collègue tonnant du CM1, le maître du CP n’avait pas besoin de théâtraliser ses colères parce qu’il semblait tout entier habité par une colère permanente, froide et silencieuse qui me glaçait le sang. Ses annotations à l’encre rouge dans les marges de nos exercices exprimaient en une impeccable calligraphie l’ironie amère et  le réfrigérant dédain que lui inspiraient nos fautes d’orthographe et nos erreurs de calcul.

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J’admire encore aujourd’hui le dessin harmonieux et les parfaits pleins et déliés dont il gratifiait chaque lettre du mot imbécile délicatement déposé au porte-plume sur le mauvais papier de mes cahiers du jour. Étrangement, ce personnage effrayant détenait l’étonnant pouvoir de nous enchanter quand il racontait une histoire qu’il illustrait d’un tour de main en recouvrant le tableau noir (plus exactement vert très sombre) de somptueuses fresques foisonnantes d’animaux et de paysages composées aux craies de couleur. Cet homme cuvait-il dans l'enseignement l’amertume récurrente d’une vocation d’artiste contrariée ? C’est la question que je me pose aujourd’hui en revoyant son regard aussi ténébreux que l’eau profonde d’un lac glaciaire... À moins qu’il ne souffrît en ces années lointaines d’un vieux chagrin d’amour fossilisé qui le pétrifiait de l’intérieur.

Une fois en classe, nous devions attendre le signal du maître pour nous asseoir, non sans avoir auparavant récité collectivement le Notre Père ou le Je vous salue Marie. J’avais pour ma part une préférence pour cette Marie pleine de grâce dont l’évocation me souriait plus, dans cette poche de tristesse et d’inquiétude qu’était la classe, que l’image intimidante de ce Père énigmatique et si haut dans les Cieux. Mes prières n’en étaient pas moins sincères mais tournées vers de bien prosaïques soucis : Sainte Marie pleine de Grâce, faites que je ne sois pas interrogé au tableau, Notre Père qui êtes aux Cieux, délivrez-moi du calcul mental et faites que je ne sois pas collé jeudi.

Le reste de la matinée coulait alors au rythme du glas qui tombait du clocher tout proche de la bien mal nommée église Saint-Léger. L’après-midi était du même tonneau mais j’avais la chance de rentrer chez moi pour le déjeuner. Je sais gré à mes parents de ne m’avoir jamais imposé une seule fois de manger à la cantine. En voyant vivre les enfants aujourd’hui, j'ai conscience du luxe qui m’a été donné de connaître une enfance sans nounou, sans cantine scolaire et sans étude du soir.

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Il faut dire que mon aversion définitive pour toute forme de vie en collectivité, pour toute activité sportive et pour tout engagement associatif est née dans la cour de récréation où la seule forme de loisir admise (à part une brève partie de billes) était le jeu de ballon obligatoire auquel s’ajoutait la séance d’éducation physique, activités qui m’ont inspiré mépris et dégoût dès mon plus jeune âge.

Lorsque je repense à ces rentrées scolaires déprimantes avec leurs relents de gymnase et leurs instituteurs en blouses grises pointant leurs baguettes du haut de leurs estrades, je mesure à quel point elles ont pu déterminer quelques aspects de mes débuts dans le monde et ma vision de la vie humaine tout en sachant qu’elles m’ont aussi ouvert une autre grande porte de la fugue, non pas celle qui me donnait envie de détaler en direction d’une sombre forêt mais celle, autrement imposante, qui m’indiquait l’étrange chemin vers les horizons du récit.

 

Extrait de mon livre Prairie Journal © Éditions Orage-Lagune-Express. Droits réservés.

Pour les oyonnaxiens, ce livre est disponible en prêt à la médiathèque municipale au centre culturel Aragon.